Écrivaine1

 

par Nicole Brossard

 

Que la fin du XXe siècle coïncide avec le passage de la civilisation de l’écrit à celle de l’information numérisée et de l’image électronique est de circonstance.  Sans doute propice à un exhibitionnisme forcené de nos peurs et angoisses, de nos performances scientifiques, voire de la réalité elle-même qui, une fois médiatisée, réapparaît sous une forme si spectaculaire que nous lui attribuons un pouvoir mythique. Fin de siècle: une date, un anniversaire.  On célèbre, un peu de nostalgie dans le regard, on prend quelques résolutions: la vie continue.  On n’en est pas à un site près!

Cette fin de siècle nous réserve sans doute une perspective inégalée sur l’histoire.  Une vue d’ensemble améliorée de la planète et de nos gènes avec, en simulation, quelques gros plans sur nos visages étonnés, interactifs et curieux de comprendre les passions sanglantes avec lesquelles notre dite humanité nous a familiarisés. Fin de siècle, et alors!  La plupart de nos défauts sont encore intacts et notre instinct à peine touché par les nouvelles technologies.  Le nombre de salauds méthodiques ou mythomanes n’a pas diminué.  Quatre-vingt pour cent des femmes de la terre sont propriétés d’hommes et intimées de fabriquer du fils.

J’ai l’impression, en fait, que nous ressemblons de plus en plus à ce crustacé, le bernard-l’hermite, dont chaque oeil capte des objets différents.  D’un oeil lent, nous regardons le monde ancien des livres et de la peinture, des sabliers, des boussoles et des nauffrages, des conquêtes et de l’humanisme; de l’autre, nous observons, le temps de les avaler comme des potions magiques, les images fugaces de rêve et d’identité que nous traçons dans le web en nous adonnant éperdument à la recherche d’un temps réel.  Nous enjambons constamment le présent.  Nous sommes des corps calleux avec une vue sur chaque hémisphère.  Alors que le lecteur ancien suivait d’un doigt, à la trace, les mots qui le portaient ailleurs dans un proche et lointain espace imaginaire, nous caressons du bout de nos doigts des boucles d’infini.  Avec des gestes minimalistes, nous passons constamment d’un présent mineur à un présent majeur.  À la vitesse de l’instant, nous refoulons l’évidence charnelle de la merde, de la sueur, de l’urine et du sang.

Pour ma part, je l’avoue, oui, à un moment donné, j’ai cru que la littérature était menacée par ce glissement lent mais sensible que nous permet d’imaginer un passage de la civilisation du mot écrit à celle de l’image électronique.  Mon dernier roman Baroque d’aube (1995) témoigne de cette sensation désagréable de vivre trop de présent sous la forme d’un double temps.  Je m’étonne d’en être arrivé à penser qu’il y avait trop de présent, car j’ai toujours cru que seul le présent peut bien honorer l’intelligence des sens et du mental.  Il en est de même pour l’écriture; j’ai toujours dit que j’écrivais pour procurer des sensations, des étonnements que seule la langue pouvait activer.  Alors que d’autres travaillent sur la mémoire et le témoignage, je me suis toujours tenue du côté de l’ “ici et maintenant”, de la phrase.  Il est fort probable que dans un temps long où il y a continuité, la sensation apparaît comme une rupture porteuse de renouveau.  Alors que dans un temps où il n’y a plus de centre de gravité, chaque sensation ne mène qu’à une autre, plus forte, plus vive.

Je pense que la littérature, en tant que moyen privilégié d’accéder à la connaissance de l’invisible (le coeur secret des choses, l’inavouable, l’impensée du monde) est menacée non pas de disparition mais de désuétude.  Le “différé” que suppose l’acte d’écriture est de plus en plus insupportable.  Trop lent, trop flou, trop statique dans un monde où la sensation remplace l’émotion, et la concentration la conscience, dans un monde où l’image est devenue la chose perfectionnée de l’idée que le mot grec apparentait à eidos (vision).  Se faire une idée de, c’est désormais se faire une image de.

Tout comme il y a des environnements visuels et des rythmes sonores propices à certains états d’âme et comportements, il y a une vitesse néfaste à un certain nombre d’opérations mentales et propice à d’autres.  Jusqu’à tout récemment, l’écriture (et consequemment la littérature) a bénéficié d’un haut statut dans la transmission du savoir, de la mémoire et de l’émotion, parce qu’elle était le seul outil actualisé prolongeant le fonctionnement mystérieux du cerveau.  Maintenant l’ordinateur et le visiocasque, qui est la première source d’information pour circuler dans un environnement virtuel, nous permettent de prendre des raccourcis dans la représentation, la mémorisation et le sensationnel.  “Je” n’est plus un autre mais tout autre, hypertextué. En fait, si le fragment annonçait la fin d’une lecture linéaire du monde, disons que le raccourci sera sans doute notre signe d’intelligence à tracer pour arriver le plus rapidement possible à l’information, à la sensation.  Notre conscience sera dans le fait même de savoir prendre les meilleurs raccourcis.  Or la littérature, c’est le contraire du raccourci, sauf peut-être pour le poème qui repose sur une saisie rapide de données tout à la fois précises et fluides et que l’on croit toujours vraies à cause de l’intensité qui résulte de la saisie.

Fin de siècle troublante, certes, pour qui a grandi en humaniste et pratique un art qui exècre le superficiel, la vitesse, un art qui reste profondément moral, c’est-à-dire attentif à la vie humaine dans ses petites et grandes luttes pour signifier au-delà de la reproduction.  Un art qui incite à fouiller dans le dictionnaire, dans l’histoire et dans la petite mémoire de bas-fond rappelant l’enfance des sens.  Somme toute, un art rendu naïf par la science et le match nul que fiction et réalité se disputaient depuis des siècles de mythologies et d’écriture.  Cela dit, je n’imagine pas moindre le plaisir des mots, la sensation toujours forte de faire acte de présence et de solidarité dans la langue.  Je continue, peu importe le statut que l’on réservera à la littérature, car il y a des objets de pensée et d’émotion qui ne peuvent exister que conçus dans la langue.  Produire et consommer ces objets (une phrase, un paragraphe, un chapitre, un livre, une oeuvre) me donne du plaisir.  Leur existence m’est une source de fascination pour ce que nous ne sommes pas et tentons de devenir.

Je doute que les vingt-cinq prochaines années fassent mieux que les trente dernières années du XXe siècle pour la femme, la féministe, la québécoise, la lesbienne, l’écrivaine francophone que j’aurais été entre 1943 et 2000 et quelques… La contraception, la liberté de paroles, la liberté sexuelle ainsi que le rêve d’un Québec indépendant, français et prospère, auront atteint des sommets inégalés.  Je dis souvent que peu de générations de femmes dans l’histoire du monde auront autant profité de la vie que la mienne, c’est-à-dire fait et dit ce qu’elles voulaient au nom de la dignité, de la création et du plaisir.  Bien sûr, fruit du hasard, il fallait naître en Amérique du nord, être blanche, être issue de la classe moyenne, rêver de changer le monde, faire d’énormes trous dans le patriarcat et, ironie du sort, faire une révolution “tranquille”.  Inutile de dire que quoi que le XXIe siècle puisse nous offrir, il n’aura de sens que si nous mettons un terme à l’esclavage des femmes et de leur descendance.

Le futur sera future.  Je ne sais quelle sera la fonction du symbolique lorsque la mer, la lumière, la nuit et la mort auront été clonées pour le simple plaisir de l’art.  Je ne sais si être utile à quelqu’un sera encore d’actualité ou tout simplement devenu la forme ancienne du verbe créer.

 


[1] - Nicole Brossard, “Écrivaine,” Le dernier livre du siècle:  deux américains enquêtent sur l’intelligentsia française au tournant du siècle, ed. Peter Schulman and Mischa Zabotin (Paris: Romillat, 2001) 252-56.  Reprinted with permission.  Back to top


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